Gloire

Pas de bilhet dau ‘vendre aüei, coma qu’es la prima, vos balhe un pitit teiste escrich per un concors sus la tematica dau « papier ». Totas semblanças coma de la gent e/o un quauqaures que se passet autravetz, serián las fruchas de l’asard.

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Après de brillantes études en gestion financière, Éric Méserme consacra sa vie à l’export international. Son seul plaisir était les livres. Il les achetait, les lisait, parfois les gardait et souvent les vendait à nouveau ; dans ce domaine aussi, il exerçait ses compétences. Depuis peu, cependant, il prenait un grand plaisir à raconter la même histoire aux personnes qui venaient lui rendre visite.

Au milieu de sa bibliothèque, trônait un livre dont la couverture à grand rabat avait été brochée à l’envers, d’une façon telle que se voyait l’arrière du médaillon de carton gaufré qui l’illustrait. Plus que tout, ce texte

Molt me derramen      donzellet de jovent,

Que zo espéren           que faza a lor talen.

Primas me ámen,       pois me van aïssent ;

La mí’amor                 ta mal van deperden.

avait été écrit le doigt trempé dans une encre rouge, une balafre sur la couverture. Éric Méserme voyait en ce griffonnage une forme de code secret.

L’histoire racontée par Éric Méserme n’était pourtant rien de plus que la conjugaison d’un heureux hasard avec une pointe de curiosité. Ses explications, simples et enthousiastes, avait fini par augmenter la valeur symbolique de l’objet de papier.

– Je l’ai acheté au kilo.

Il commençait toujours par préciser les circonstances qui lui mirent le livre entre les mains.

– Je fouillai dans un vide grenier sur les quais de Loire, quand je fus intrigué par une malle.

– On n’ouvre pas la malle. L’est vendue au kilo. C’sont des livres à l’intérieur, vieux et moins vieux. ‘Sont vendus au kilo.

Me cria un type.

– Combien ?

– Cent cinquante euros.

À ce prix-là, j’emportai la valise aussi. Une fois ouverte, j’en ai extrait un ensemble hétéroclite de papiers, des livres, certains très usés, des poches, quelques-uns datés historiquement. Probablement le relief d’un déménagement. Parmi ces livres « Gloire », un livre bilingue, avec cette « dédicace » sur la couverture.

Rien d’extraordinaire, le livre verrait sa couverture mise dans le bons sens et Méserme comptait en tirer un bon prix après l’avoir lu. Ce fut l’artisan relieur qui s’interrogea pour lui sur cette étrangeté.

– C’est une édition limité, voyez-là le numéro de tirage. À mon avis, ce n’est pas un hasard de l’avoir ainsi relié. Je peux mener quelques recherches si vous le désirez.

Méserme laissa l’ouvrage chez le relieur, par curiosité. Trois semaines après, il sortait de la boutique avec le livre sous le bras, la couverture toujours à l’envers, mais avec l’adresse de l’imprimeur.

C’est dans une petite ville des Charentes, B., que l’atelier se situait. Relief d’une vie avant les zones économiques, le lierre et le temps peinaient à cacher le pignon du mur où était peinte l’enseigne. Un homme âgé ouvrit la porte, invita le visiteur à entrer et, de voir le livre entre ses mains, il sourit, ému.

– Vous me semblez avoir fait un long chemin.

Arrivée à ce moment-là du récit, la curiosité des auditeurs était grande. Alors, comme pour se convaincre qu’il révélait un secret, Méserme prenait une voix plus solennelle. Ivre de son histoire, il peinait à se distinguer de la personne de l’imprimeur.

« C’est arrivé il y a quelques soixante ans. J’étais alors apprenti, chargé de préparer jour après jour les différents poste de travail. Nettoyer les bassins, ranger ici les casses et les bas de casses, arranger là les papiers, vérifier les niveaux d’encre. Nous étions encore dans une économie d’après-guerre, rien ne devait être gâché. Jour après jour, le temps s’écoulait. Le travail commandait et j’avais l’impression de rien apprendre. Personne ne me portait attention parmi les sept employés. Que n’eussé-je pas été fin observateur d’untel dans la composition d’un texte, de tel autre dans le choix d’un papier, et bien peu de techniques m’eurent été acquises.

Il me fallut presque cinq ans pour pouvoir composer moi-même un premier livre. C’était pour un éditeur limousin, la région voisine, Monsieur M.. Cet homme était dur en affaire, fort difficile à vivre. Éternel insatisfait, il entendait contrôler toutes les étapes de la composition, multipliant sans vergogne le temps de réalisation. Ce sont les raisons pour lesquelles le façonnage des travaux de Monsieur M. me fut confié. Faire et refaire semblaient le motiver pour exiger toujours plus, comme si le livre représentait un objet mystique, comme s’il cherchait un « réalisation » à travers l’édition de livres. Pour le dire tout-en-un, on s’en débarrassa sur moi.

Je devins son composeur, bon gré mal gré. Non pas que nos rapports fussent excellents, au contraire, il exigea même de moi d’avantage, probablement à cause de ma jeunesse. Moi, je subissais, patiemment. Je subissais sans rien dire ses remontrances sur mon travail qui jamais ne convenait à ce monsieur.

Mais je persistais. Nos métiers étaient différents, c’est un fait, mais ils demeuraient étroitement liés, pour ne pas dire reliés. Nous communiions dans le travail de mise en forme du papier, et, une relation de maître à disciple s’installa entre nous en lieu et place de celle plus traditionnelle de vendeur à acheteur.

Le livre que vous tenez est issu d’un maquettage particulièrement difficile. Pour « Gloire » nous avions convenu de faire trois prototypes afin d’étudier différentes possibilités dans le montage du médaillon dans la couverture.

De nouveau une litanie plaintive s’égrena dans mon bureau. Le rabat lui semblait trop petit, il voulait un tirage à grandes marges, j’avais oublié les feuillets qui regroupaient la biographie et les précisions sur la réalisation, c’est-à-dire le nom de la police de caractère, la qualité du papier, le type d’encre ; nous marquions tout cela alors.

Je n’ai jamais oublié la colère homérique de Monsieur M. quand il se prit d’assembler les maquettes des médaillons. Il s’aperçut à ce moment que les gaufrages avaient été réalisés avec des chutes de la couverture d’un livre de cuisine. Cela peut vous sembler anodin, mais pour quelqu’un qui se tenait en haute estime comme ce Monsieur M., ce fut la goutte d’eau de trop dans un vase déjà bien rempli. »

Le vieil homme se mit à rire et servit les boissons.

« Afin de me venger de cette nouvelle humiliation, je décidai de ne rien changer à la composition qui m’agréait le plus. Advienne ce qu’il pourra lors de la présentation la semaine entrante.

Et ainsi je fis, selon mon plan. Bien sûr, le feuillet manquant fut ajouté, sans oublier une marie-louise de carton ondulé pour protéger le gaufrage. Mais nul nouveau travail de façonnage ou de mise en page.

À ma surprise, cette fausse-nouvelle proposition lui plut. Il accepta. Bien sûr, il y eut des remarque sur la perfection, encore une fois non atteinte, mais, il semblait satisfait du travail.

La colère qui me prit présentement fut grande, froide en apparence pour ne rien montrer, mais intérieurement, le feu qui me brûlait était tel que, passé par les yeux, il eut été capable de faire de l’atelier un enfer.

Une envie de vengeance traversait tout mon être.

J’y songeais à chaque ouvrage relié, à chaque paquet de dix. Puis, il y en eut un cent, deux puis trois cent. Et aucune idée de vengeance ne germait dans mon esprit. J’ai lu et relu l’ouvrage pour y puiser l’inspiration. Rien ! Je me trouvai pris au piège de mon propre piège, aveuglé par un désir de vengeance, par des années d’humiliation cumulés avec les ans.

Après que le millième tirage a été achevé, j’avais perdu toute envie de vengeance. Cela eut été détruire le fruit de mon travail. L’envie de vengeance était passée, mais pas celle de « marquer le coup ». Ce livre, que vous avez pu lire en langue française, vous l’avez vu, possède une traduction en regard. Son titre, « Gloire », signifie « gloire » mais aussi « orgueil » en langue limousine. Je compris au millième tirage que c’était l’orgueil qui me guidait. Je m’étais perdu pour une idée de vengeance.

Ce livre-ci, le mille-et-unième imprimé, je le numérotai lui aussi « mille » et pour marquer la prise de contrôle sur mon orgueil, j’ai tiré une citation d’un manuscrit du moyen âge ».

Le vieil homme alla chercher un livre.

« Le Boecís est un poème manuscrit tiré de l’ouvrage de Boèce « Consolatio Philosophiae ». Écrit de sa prison alors qu’il est condamné à mort pour avoir défendu la justice, le poète est visité dans sa cellule par Philosophie qui lui déclare : « Je connais maintenant une autre cause de ta maladie, peut-être la principale : tu as cessé de savoir ce que tu es ».

Nous imprimions alors la transcription moderne et la traduction du Boecís, un manuscrit conservé à Orléans, par chez vous. Ce qui est marqué sur la couverture de votre ouvrage veut dire ceci :

« Beaucoup de tout jeunes damoiseaux déchirent ma robe.

Ils espèrent que je consentirai à leurs désirs.

D’abord ils m’aiment, puis ils vont me haïssant,

Et font dépérir tout à fait mon amour »

J’étais jeune et m’identifiais peut-être trop aux héros dont les histoires étaient imprimées par nos soins. Par orgueil, j’avais « cessé de savoir ce que j’étais ». Ce fut la première et dernière fois que je salopai un travail de cette façon. J’ai un temps regretté de l’avoir fait, puis le temps aidant…

Je regrettai d’autant plus que cette commande a été le début d’une longue et fructueuse collaboration avec Monsieur M. dont je continuai à être le prototypeur, même après avoir pris la direction de l’atelier, même après l’arrivée des ordinateurs. »

Éric Méserme concluait ainsi son récit, non sans fierté.

– Ce livre contient une partie de la vie et l’histoire de cet imprimeur.

Nombre de ses amis lui demandaient pourquoi il avait gardé le livre « imparfait ». Il leurs aurait semblé plus juste de l’avoir rétrocédé au vieil homme.

– Si je le lui avais laissé, qu’aurait-il fait ? Il était au crépuscule de sa vie, gloire à la mort.

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